"Vous vous ennuyez au travail malgré de bonnes études ? Vous vous sentez inutile ? Rassurez-vous, vous n'êtes pas seul. Ceux qu'on appelle encore les « cadres et professions intellectuelles supérieures » n'encadrent plus personne, d'ailleurs ils n'utilisent plus vraiment leur cerveau et sont menacés par le déclassement social. Chez ces anciens premiers de la classe, les défections pleuvent et la révolte gronde."
Ce livre m'a tout simplement mis une CLAQUE (bien que j'aie arrêté d'être première de classe depuis la 3ème ;) ).

Extraits :
« Tous ont renoncé à un emploi stable et confortable, de 9h à 17h dans un bureau avec air conditionné. Tous ont choisi de sortir du système de travail dominant, parce qu’il ne nous satisfait pas. Il n’améliore pas notre qualité de vie, il y a quelque chose qui nous manque… »
« Face à des discours managériaux qui décrivent un quotidien de travail fait de créativité et de stimulation intellectuelle, Crawford démontre l’appauvrissement des tâches des métiers à dominante intellectuelle, et conseille aux étudiants d’apprendre un métier plutôt que d’aller à la fac (…) et de finir enfermé dans un bureau à cloisons à manipuler des fragments d’information ou à jouer les « créatifs » de faible envergure » ».
[témoignage] « Quand tu fais Sciences Po, tu vois beaucoup de gens qui vont finir chef de projet de quelque chose dans une agence, à se faire chier. Parce que soyons francs : on n’apporte aucune valeur ajoutée à la société. On passe notre temps à pisser dans un violon, avec des clients qui, en face, ont suivi le même cursus que nous et qui eux-mêmes sont tristes… et on est tous là en train de se mentir. L’entreprise est une fabrique de tristesse. »
« Perdre le sens de son action au quotidien n’est pas simplement une maladie de la modernité, réservée à ceux qui ont déjà beaucoup – la sécurité financière, professionnelle – et qui se situent au sommet de la pyramide des besoins psychosociaux : c’est un désespoir qui vient remettre en question notre humanité profonde, car il est difficile de vivre sans avoir une image claire de sa contribution à la société. »
« Selon David Graeber, (…) des troupes entières de gens, en Europe et en Amérique du Nord particulièrement, passent leur vie professionnelle à effectuer des tâches qu’ils savent sans réelle utilité. Les nuisances morales et spirituelles qui accompagnent cette situation sont profondes. C’est une cicatrice qui balafre notre âme collective. Et pourtant, personne n’en parle. »
« A en croire les photothèques de la vie en entreprise, travailler dans un bureau n’a jamais été aussi épanouissant. Aussi cool. En particulier lorsqu’on a réussi de longues études dans une bonne filière, de préférence sélective avec un concours d’entrée, et qu’on a été un bon élève – un premier de classe. Dans cette représentation fantasmée, le travail est à la fois intellectuellement stimulant, socialement enrichissant et améliore au moins à la marge l’état du monde. Mais de fait, on est assez loin de ce que ressentent les intéressés au quotidien. »
« Toutes les micro-actions effectuées sur diverses plateformes de reporting ou de communication interne semble aspirées par les câbles pour aller… où exactement ? Vers des serveurs, eux-mêmes empilés dans des rangées d’armoires qui s’étendent à l’infini dans des data centers situés quelque part sur la planète. (…) Un certain rapport au monde s’installe. »
« Plus l’organisation grandit, plus la désincarnation du travail se précise, plus sa coordination se complexifie, plus les réunions de pilotage se multiplient, plus les équipes doivent être ressoudées, la stratégie reformulée, la vision collective partagée. »
« Ironie suprême de cette forme d’asservissement, les cadres chargés de le mettre en œuvre, les « consultants », sont eux-mêmes les victimes des dispositifs qu’ils déploient dans les entreprises de leurs clients. Choisir les couleurs, les formes et les ombres des diagrammes Excel sont parfois les principales tâches auxquelles ces premiers de classe occupent leurs journées. »
[témoignage] « On y fait des tâches hyper précises et parfois totalement inutiles. On fait des présentations PowerPoint toute la journée. Et il faut que ça soit beau pour mettre en valeur les boîtes. C’était épuisant, et ça ne correspondait pas à mon niveau d’études. A part faire de belles slides, on ne peut ps innover, créer, proposer des choses. Tout est encadré. Très structuré et hiérarchisé. La tâche était épuisante. Pas stimulante intellectuellement. C’était difficile et pas challenging. Au final, c’est un travail répétitif, pas du tout créatif en fait. »
« La redescente de trip a été violente pour toute une génération de jeunes cadres dynamiques, passée de son fantasme d’avant-garde la mondialisation à la réalité de bon soldat de la suite Microsoft Office. Car ces évolutions des modes de travail tendent à transformer les salariés en simples pions interchangeables, alors que les spécialistes des ressources humaines nous assènent que l’individu et sa personnalité sont de plus en plus déterminants dans la productivité. »
« Subrepticement, l’asservissement du travail à la machine décrit dans Les Temps Modernes de Chaplin, au sommet de l’ère industrielle, est en train de transformer l’économie contemporaine et de rattraper les salariés de la sphère « cognitive », c’est-à-dire ceux qui travaillent avec leur cerveau et non plus avec leurs mains. »
« Si tout le monde est cadre, remarque Denis Monneuse, le spécialiste du malaise des cadres, plus personne ne l’est dans les faits : cette catégorie sociale ne veut plus rien dire en interne. Cette banalisation s’est accompagnée d’une dégradation de leur situation jadis privilégiée, et les distinctions de statut qui les différenciaient des autres catégories de salariés s’estompent. Leur salaire n’est « plus que » 2,7 fois celui d’une ouvrier, contre quatre fois dans les années 1960. »
« Si le syndrome d’épuisement professionnel, le burn-out, ou celui d’ennui au travail, le bore-out, sont des maladies de cadres et n’ont rien de petits bobos de santé sans conséquence, le job-strain (tension au travail) qui touche plutôt les salariés peu qualifiés, se traduit par des années de baisse d’espérance de vie. Il ne s’agit pas ici de relativiser la souffrance de certains, mais de rappeler que le malaise au travail est un phénomène global, qui concerne tous les niveaux de la société. »
« L’aspiration à en finir avec les travaux manuels et à envoyer tout le monde à la fac repose sur l’hypothèse que nous sommes au seuil d’une économie post-industrielle au sein de laquelle les travailleurs ne manipuleront plus que des abstractions. Le problème, c’est que manipuler des abstractions n’est pas la même chose que penser. Les cols blancs sont eux aussi victimes de la routinisation et de la dégradation du contenu de leurs tâches, et ce en fonction d’une logique similaire à celle qui a commencé à affecté le travail manuel il y a un siècle. »
« Les manipulateurs d’abstractions ont en commun de manipuler l’information et des symboles pour vivre : ils simplifient la réalité en représentations ou en modèles abstraits et schématiques, jouent avec ces abstractions en collaboration avec d’autres spécialistes, puis ils les réinjectent dans la réalité une fois transformées. Les alphabets symboliques qu’ils manipulent peuvent être de plusieurs types : des algorithmes mathématiques, des cours de bourse, des schémas financiers, des statistiques, des images et photos, des plans, des principes scientifiques, des articles de loi, des mots, des leviers psychologiques ou toute autre technique utilisée pour faire des puzzles conceptuels. »
« Ils ont tendance à appréhender le monde selon les outils de leur travail, c’est-à-dire sur le mode de la simulation ou du schéma, créant ainsi une distance et des couches de filtres avec l’expérience quotidienne. Leur travail a eu tendance à les éloigner de la réalité physique, concrète, qu’ils ont mise en chiffres, en mots ou en équation. »
« A mesure que le monde qui nous entoure est façonné par des techniques de plus en plus complexes, faisant appel à des expertises diverses et interconnectées, il devient beaucoup plus sophistiqué et plus confortable. Mais le revers de la médaille est une sorte de « cauchemar climatisé ». Un tel monde ainsi domestiqué est de plus en plus indéchiffrable, et devient même vaguement inquiétant pour l’individu lambda, puisque chacun n’a qu’une connaissance très partielle des mécanismes de fonctionnement de l’ensemble, ce qui favorise un sentiment de dépossession : un peu comme dans un avion dont les commandes ne répondraient plus, l’observateur perd prise sur le monde. »